La fragmentation de la production internationale et l’extrême complexité pour une entreprise d’ajuster ses sources d’approvisionnement rendent illusoire le 100 % made in France, écrit l’économiste Thomas Zeroual. Seule une relocalisation nationale partielle, combinée à une production européenne renforcée semble plus crédible. Et encore.

La crise du coronavirus bouscule nos repères collectifs et individuels. Pour préparer et mieux vivre l’après-pandémie, de nombreuses initiatives politiques émergent et parmi elles, la volonté de relocaliser la production. Si l’idée est séduisante, la mettre en œuvre semble plus complexe.

Une production mondiale fragmentée

Quand un bien et/ou un service est acheté par un consommateur, une série d’étapes plus ou moins complexe est préalablement nécessaire. A minima, on pense à la conception, la production et la livraison. La notion de chaîne de valeur représente l’ensemble de ces activités économiques.

Depuis les années 1990, cette chaîne de valeur implique de plus en plus de pays différents. Un indicateur permet de suivre cette évolution : la part des importations dans les exportations. Au niveau mondial, cette part était de 20 % en 1990 et passerait à 60 % en 2030 selon les prévisions de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Les prévisions sont certes à prendre avec précaution. Il est possible de confirmer cette tendance de la fragmentation avec un autre indicateur : la part des biens intermédiaires dans le commerce mondial et notamment la part des pièces et composants. Cette part a elle aussi progressé et tend à se stabiliser. La fragmentation a bel et bien eu lieu, elle ne régresse pas et a minima, elle semble aujourd’hui atteindre un plateau.

Plusieurs déterminants ont favorisé cette fragmentation. Sans prétention à l’exhaustivité, nous pouvons citer la baisse des coûts de transport ; la baisse des coûts des télécommunications; la diminution des barrières tarifaires ; plus récemment, le développement des technologies de l’information et de la communication qui améliorent la coordination des activités économiques sur l’ensemble de la chaîne de valeur.

Les firmes multinationales, acteurs emblématiques de ces chaînes de valeur mondiale, se sont alors développées. On peut évaluer leur présence à l’aide des investissements directs à l’étranger (IDE) : de 2 à 4 % au début des années 1970, les flux d’IDE sont en hausse depuis le milieu des années 1980 et se stabilisent aujourd’hui entre 8  et 12 %. L’ensemble de ces flux s’accumule, faisant évoluer le stock d’IDE d’environ 5% du PIB mondial au début des années 1980 à 35% en 2015.

Spécialisation et juste-à-temps

Parmi les nombreux déterminants, l’industrie logistique a elle aussi favorisé le développement des chaînes de valeur mondiales et a su, dans ce contexte de fragmentation productive, démontrer ses atouts. Les indicateurs traditionnels de performance logistique, souvent synthétisés par le sacro-saint triptyque coûts, délais, qualité», en témoignent : Les coûts ont baissé d’un côté et de l’autre, la rapidité, la fréquence et la fiabilité ont augmenté.

Mais la fragmentation de la production s’est accompagnée d’une part d’une spécialisation et d’autre part du développement du juste-à-temps. Ces deux évolutions mettent la logistique à rude épreuve. La spécialisation de la production crée une dépendance vis-à-vis de certains fournisseurs devenant difficilement substituables à court terme. L’organisation en juste-à-temps limite par nature les stocks. Couplée à la spécialisation et à la fragmentation, cette méthode annihile les possibilités de tenir le cap pour faire face aux ruptures d’approvisionnement. Aucune méthode n’est en soi la seule responsable : la rigidité de la spécialisation et la flexibilité du juste-à-temps limitent les marges de manœuvre lors d’une période de turbulence. Dans ce contexte, les flux ne sont plus tendus, ils sont cassés.

Sources d’approvisionnement

Pour y faire face, les entreprises peuvent bien entendu augmenter leurs stocks, même si cette stratégie reste coûteuse en termes d’acquisition, de possession et d’obsolescence. Cette voie est cependant envisageable si et seulement si les entreprises ont la capacité d’anticiper une pénurie mais aussi de s’approvisionner pour y faire face. Pour stocker, il faut d’abord acheter. Dans le contexte actuel, les entreprises peuvent-elles modifier leurs sources d’approvisionnement ?

Notre monde n’étant ni pur ni parfait, ces réajustements posent de nombreux défis. 1/ Il faut du temps pour trouver de nouveaux partenaires. Mais comment les trouver, quand les autres zones d’approvisionnement sont elles aussi confinées ? Plus brutalement, comment même envisager de faire évoluer ses routines d’approvisionnement quand la Chine est la première à déconfiner ?

2/ Une fois trouvés, il faut négocier avec les nouveaux partenaires. Les prix seront-ils les mêmes ? Ces changements impliquent aussi des risques variés pour la compétitivité hors prix : quid de la qualité ? Quid du maintien de cette qualité ? 

3/ Les chaînes de valeur sont certes internationales mais elles sont surtout régionales : les importations françaises sont par exemple principalement européennes et non chinoises. Retour à la case départ. Et quand bien même la production serait à 99% française ou européenne, il suffit d’un seul 1% de composant manquant pour ralentir durablement la chaîne de valeur.

4/ Enfin et surtout, modifier ses sources d’approvisionnement n’est pas synonyme de relocalisation nationale. Un made in France généralisé est d’ailleurs peu crédible. Car il faut être capable de produire massivement. Or, chaque production est spécifique et nécessite une échelle de production différente. De plus, la fragmentation internationale de la production s’est inévitablement accompagnée d’une perte de compétence nationale. Enfin, produire est une chose, vendre en est une autre. La concurrence ne s’arrêtera pas sous la poussée de notre fibre patriotique.

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